Par Luigi Pirandello.
Pirandello critique les auteurs dramatiques qui considèrent le théâtre comme un art distinct de la littérature, le réduisant souvent à un simple produit commercial. Il affirme au contraire que le véritable théâtre — comme toute forme d’art — est création et non imitation de la réalité, et qu’un drame écrit avec authenticité et conscience artistique constitue pleinement une œuvre littéraire.
Commentaire introductif
L’essai de Luigi Pirandello de 1918, « Théâtre et littérature » (« Teatro e letteratura »), fut publié dans Il Messaggero della Domenica à un moment où le dramaturge italien était en train de remodeler le théâtre moderne. Dans ce texte, Pirandello affronte un malentendu ancien qui sépare les dramaturges des écrivains : la croyance selon laquelle le théâtre n’est pas, et ne devrait pas être, une branche de la littérature.
Avec son ironie caractéristique et sa précision philosophique, Pirandello soutient que le véritable art — qu’il soit sur la page ou sur la scène — n’est pas imitation de la vie mais création. Il démonte l’idée naturaliste selon laquelle le théâtre doit reproduire la réalité quotidienne, insistant au contraire sur le fait que l’art engendre sa propre réalité, gouvernée par ses lois et ses formes intérieures.
L’essai examine également la relation complexe entre dramaturge et acteur. Une fois la pièce mise en scène, observe Pirandello, elle devient une « traduction » de la vision originelle de l’auteur — inévitablement modifiée par la représentation. Chaque acteur, par la voix et le geste, recrée l’œuvre à nouveau, lui donnant une présence matérielle tout en sacrifiant une part de sa vérité idéale.
« Théâtre et littérature » révèle ainsi la préoccupation constante de Pirandello pour les frontières entre l’art, le langage et la vie — des questions qui culmineront dans Six personnages en quête d’auteur (1921). Il demeure une méditation lucide sur la liberté artistique et sur la tension perpétuelle entre la parole écrite et son incarnation sur la scène.
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Théâtre et littérature
Extrait de « Il Messaggero della Domenica », 30 juillet 1918.
Les distingués auteurs dramatiques, professionnels du théâtre, dédaignent d’être tenus pour des hommes de lettres, parce qu’ils disent et soutiennent que le théâtre est théâtre et non littérature.
Nous ne voulons pas aller jusqu’à la malice de croire que la raison de ce mépris trouve en grande partie sa racine dans la sérieuse importance de leurs gains, comparée à la plaisanterie dérisoire des modestes revenus de ces pauvres illusionnés que sont les purs littérateurs.
Certes, ils ont réglé, de leur côté, l’entreprise théâtrale comme n’importe quel établissement commercial, qui doit se défendre d’autres établissements également commerciaux — ceux des directeurs de troupe et des propriétaires ou gérants de théâtres : règles pour la cession de leurs œuvres à telle ou telle compagnie ; répartition des « places » ; pourcentage sur les recettes fixé d’avance, tant pour la première représentation que pour les suivantes, dont l’encaissement est confié à la Société des Auteurs de Milan, laquelle, à la fin de chaque trimestre, envoie aux membres un relevé des profits qui, à vrai dire — aussi mal qu’aille un drame ou une comédie — dépassent toujours de beaucoup ceux que tout autre écrivain de nouvelles ou de romans (sans parler, pour l’amour de Dieu, des poètes !) tire de la vente de ses livres.
Il ne fait aucun doute que tout cela n’a rien à voir avec la littérature. Nous pouvons même concéder que leur théâtre, tel qu’ils le conçoivent — c’est-à-dire cette production plus ou moins abondante de drames et de comédies lancée sur le marché théâtral — n’est pas de la littérature. Mais il reste à voir, puisque ce n’en est pas, sous quelle nouvelle espèce doivent être considérés ces drames et ces comédies lorsqu’ils cessent d’être des manuscrits de scène pour devenir des livres ; lorsqu’ils passent de la loge du souffleur à la vitrine d’un libraire, non plus dactylographiés mais imprimés par un éditeur ; lorsqu’ils descendent, des riches profits que leur ont procurés la voix et le geste des acteurs sur les planches d’un théâtre, à mendier piteusement les trois petites lires du prix de couverture, parmi ces autres mendiants exposés à la charité publique, que sont les volumes de nouvelles et les romans des pauvres littérateurs purs.
Mais laissons, une bonne fois, toute cette comptabilité, et venons-en à nous. Il y a ici un grave malentendu à éclaircir. Et ce malentendu réside précisément dans le mot littérature.
Les distingués auteurs dramatiques, professionnels du théâtre, écrivent mal — non seulement parce qu’ils ne savent pas ou ne se sont jamais souciés d’écrire bien, mais parce qu’ils croient sincèrement que bien écrire au théâtre relève de l’homme de lettres, et qu’il faut au contraire écrire d’une certaine manière parlée, comme ils le font, qui ne sente pas la littérature ; puisque, disent-ils, les personnages de leurs drames et de leurs comédies — n’étant pas des hommes de lettres — ne peuvent parler sur scène comme tels, c’est-à-dire bien ; ils doivent parler comme on parle, sans littérature.
Ce faisant, ils ne soupçonnent même pas qu’ils confondent écrire bien et écrire beau ; ou plutôt, ils ne voient pas qu’ils tombent dans cette erreur : croire qu’écrire bien signifie écrire beau. Et ils ne pensent pas que l’écriture belle de certains faux littérateurs est, du point de vue esthétique, par un excès contraire, le même défaut que leur écriture mauvaise : littérature qui n’est pas art, c’est-à-dire mauvaise littérature, aussi bien celle de ceux qui écrivent beau que celle de ceux qui écrivent mal — et condamnable comme telle, même s’ils ne veulent pas passer pour des hommes de lettres.
Bien écrire un drame ou une comédie ne signifie pas faire parler les personnages dans une forme littéraire, c’est-à-dire dans un langage non parlé et littéraire par lui-même. Cela, c’est écrire beau. Il faut faire parler les personnages comme, étant donné leur caractère, leurs qualités et leurs conditions, ils doivent parler dans les divers moments de l’action. Et cela ne veut nullement dire que le langage qui en résultera sera un langage commun ou non littéraire. Que signifie « non littéraire », si l’on entend faire œuvre d’art ? Le langage ne sera jamais commun ; il sera propre à tel personnage donné, dans telle scène donnée, propre à son caractère, à sa passion, ou à son jeu. Et si les personnages parlent chacun de cette manière propre, et non selon la vulgarité d’un langage négligé et imprécis — qui ne révélerait que l’incapacité de l’auteur à trouver la juste expression parce qu’il ne sait pas écrire — la comédie sera bien écrite ; et une comédie bien écrite, si elle est aussi bien conçue et bien conduite, est une œuvre d’art littéraire tout comme un beau roman, une belle nouvelle ou une belle poésie lyrique.
La vérité est que ces distingués auteurs dramatiques, professionnels du théâtre, sont tous demeurés attachés à cette bienheureuse poétique du naturalisme, qui confondit le fait physique, le fait psychique et le fait esthétique d’une manière si gracieuse qu’elle en vint (du moins en théorie, car en pratique c’était impossible) à attribuer au fait esthétique ce caractère de nécessité mécanique et de fixité propres au fait physique.
Or, il faut bien se mettre en tête que l’art, sous quelque forme que ce soit (je parle de l’art littéraire, dont l’art dramatique est l’une des nombreuses formes), n’est pas imitation ni reproduction, mais création.
La question du langage, donc, si et comment il doit être parlé ; la prétendue difficulté de trouver en Italie une langue véritablement parlée dans toute la nation ; et l’autre question d’une vie nationale véritablement italienne, qui manquerait pour donner matière et caractère à un théâtre que l’on puisse dire italien — comme si, justement, la nature et la fonction de l’art étaient la reproduction nécessaire de cette vie, que chacun pourrait reconnaître à travers des faits extérieurs ; et toutes ces autres angoissantes vétilles et vaines superstitions de la soi-disant technique, qui devrait refléter (toujours en théorie, car en pratique c’est impossible) l’action telle que nous la voyons se dérouler sous nos yeux dans la réalité quotidienne : tout cela n’est que le tourment volontaire de martyrs d’un système absurde, d’une poétique aberrante, heureusement depuis longtemps dépassée, mais à laquelle, je le répète, ces messieurs, professionnels du théâtre, montrent qu’ils sont restés fidèles.
Il ne s’agit pas d’imiter ni de reproduire la vie ; et cela, pour la simple raison qu’il n’existe pas de vie qui se tienne comme une réalité en soi, à reproduire avec ses caractères propres : la vie est un flux continu et indistinct, et elle n’a d’autre forme que celle que nous lui donnons, tour à tour, infiniment variée et continuellement changeante. Chacun, en réalité, crée pour soi sa propre vie ; mais cette création, hélas, n’est jamais libre, non seulement parce qu’elle est soumise à toutes les nécessités naturelles et sociales qui limitent les choses, les hommes et leurs actions, les déforment et les contrarient jusqu’à les faire échouer et tomber misérablement ; elle n’est jamais libre non plus parce que, dans la création de notre vie, notre volonté tend presque toujours — pour ne pas dire toujours — vers des fins d’utilité pratique, l’obtention d’une condition sociale, etc., qui conduisent à des actions intéressées et nous contraignent à des renoncements ou à des devoirs, qui sont naturellement des limitations de liberté.
Seul l’art, quand il est véritable art, crée librement : il crée, c’est-à-dire, une réalité qui n’a en elle-même que ses propres nécessités, ses propres lois, sa propre fin ; car la volonté n’agit plus au-dehors, pour vaincre tous les obstacles qui s’opposent à ces fins d’utilité pratique auxquelles nous tendons dans l’autre création intéressée — je veux dire celle que nous nous efforçons tous d’accomplir, quotidiennement, de notre vie, comme nous le pouvons ; mais elle agit intérieurement, dans la vie à laquelle nous voulons donner forme, et de cette forme même, encore en nous, mais déjà vivante par elle-même et donc presque entièrement indépendante de nous, elle devient le mouvement. Et c’est là la vraie et unique technique : la volonté entendue comme mouvement libre, spontané et immédiat de la forme, lorsque, c’est-à-dire, ce n’est plus nous qui voulons cette forme ainsi ou autrement, pour une fin qui nous est propre ; mais c’est elle, absolument libre, puisqu’elle n’a d’autre fin qu’en elle-même ; c’est elle qui se veut, elle qui provoque en elle et en nous les actes capables de la réaliser au dehors en un corps : statue, tableau, livre ; et alors seulement le fait esthétique est accompli.
Au-dehors, ordinairement, les actions qui mettent en relief un caractère se détachent sur un fond de contingences sans valeur, de détails communs à tous. Des obstacles vulgaires, imprévus, soudains, dévient les actions, enlaidissent les caractères ; de petites misères accidentelles les diminuent souvent. L’art libère les choses, les hommes et leurs actions de ces contingences sans valeur, de ces détails communs, de ces obstacles vulgaires, de ces misères accidentelles : en un certain sens, il les abstrait ; c’est-à-dire qu’il rejette, sans même y prêter attention, tout ce qui contrarie la conception de l’artiste et rassemble au contraire tout ce qui, en accord avec elle, lui donne plus de force et de richesse. Il crée ainsi une œuvre qui n’est pas, comme la nature, sans ordre (du moins apparent) et hérissée de contradictions, mais comme un petit monde où tous les éléments se tendent et coopèrent mutuellement. En ce sens même, l’artiste idéalise : non pas qu’il représente des types ou peigne des idées ; il simplifie et concentre. L’idée qu’il se fait de ses personnages, le sentiment qui émane d’eux évoquent les images expressives, les groupent et les combinent. Les détails inutiles disparaissent ; tout ce qui est imposé par la logique vivante du caractère se réunit, se concentre dans l’unité d’un être, disons, moins réel et cependant plus vrai.
Mais voici maintenant en quoi consiste la sujétion inévitable du théâtre par rapport à l’œuvre d’art qui a déjà eu son expression définitive, unique, dans les pages de l’écrivain. Cette œuvre, qui est déjà expression, qui est déjà forme, il faut qu’elle devienne matière ; une matière à laquelle les acteurs, selon leurs moyens et leurs capacités, doivent à leur tour donner forme. Car l’acteur, s’il ne veut pas (et il ne peut vouloir) que les mots écrits du drame sortent de sa bouche comme d’un porte-voix ou d’un phonographe, doit reconcevoir, à sa manière, le personnage ; il doit le concevoir à son tour pour son propre compte ; il faut que l’image déjà exprimée se réorganise en lui et tende à devenir le mouvement qui la réalise et la rende réelle sur la scène. Pour lui aussi, en somme, l’exécution doit jaillir vivante de la conception, et seulement par la vertu de celle-ci, par des mouvements suscités par l’image elle-même, vivante et active, non seulement en lui, mais devenue avec lui et en lui âme et corps.
Or, bien que cette image ne soit pas née spontanément chez l’acteur, mais éveillée dans son esprit par l’expression de l’écrivain, peut-elle jamais être la même ? peut-elle ne pas se modifier, ne pas se transformer en passant d’un esprit à un autre ? Elle ne sera plus la même. Ce sera peut-être une image approximative, plus ou moins ressemblante ; mais la même, non. Ce personnage donné, sur la scène, dira les mêmes mots du drame écrit, mais il ne sera jamais celui du poète, parce que l’acteur l’a recréé en lui ; et l’expression est la sienne, bien que les mots ne soient pas les siens : sa voix, son corps, son geste.
L’œuvre littéraire est le drame ou la comédie conçue et écrite par le poète : celle que l’on verra au théâtre n’est et ne pourra être qu’une traduction scénique. Autant d’acteurs, autant de traductions, plus ou moins fidèles, plus ou moins heureuses ; mais, comme toute traduction, toujours et nécessairement inférieures à l’original.
Car, si nous y pensons bien, l’acteur doit faire et fait nécessairement le contraire de ce qu’a fait le poète. Il rend, c’est-à-dire, plus réelle et cependant moins vraie la figure créée par le poète ; il lui enlève d’autant de cette vérité idéale, supérieure, qu’il lui donne de cette réalité matérielle, commune ; et il la rend moins vraie encore parce qu’il la traduit dans la matérialité fictive et conventionnelle d’une scène. L’acteur, en somme, donne nécessairement une consistance artificielle, dans un milieu factice, illusoire, à des personnes et à des actions qui ont déjà eu une expression de vie idéale, celle de l’art, et qui vivent et respirent dans une réalité supérieure.
Et alors ? Ont-ils raison, ces distingués auteurs dramatiques, qui ne voient que le théâtre, et qui disent et soutiennent que le théâtre est théâtre et non littérature ?
Si, par théâtre, il faut entendre ce lieu où l’on donne des représentations du soir ou du jour, avec des acteurs auxquels ils fournissent la matière et le sujet à former presque sur-le-champ en scènes d’effet, dramatiques ou comiques, oui. Mais dans ce cas, par leur position vis-à-vis de l’art, ils doivent se résigner à se placer sur la même ligne que ces faciles forgeurs de vers qui consentent à écrire les petites poésies au bas des vignettes de certaines revues illustrées. Ils écrivent, non pour le texte, mais pour la traduction. Et vraiment, alors, leur théâtre n’a nul besoin de littérature : matière pour les acteurs, à laquelle ceux-ci donneront vie et consistance sur la scène. Quelque chose, en somme, comme les scénarios de la commedia dell’arte.
Mais pour nous, le théâtre veut être tout autre chose.
Luigi Pirandello
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