1911 – Le livret rouge

Première publication dans le Corriere della sera, 12 Octobre 1911 ; reprise dans le recueil Terzetti (Trios), Milan, Treves, 1912; rassemblée dans Novelle per un anno, Il Viaggio (Nouvelles pour une année, Le Voyage), Florence, Bemporad, 1928, vol. XII.

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Le livret rouge
Filippo Carcano (1840-1914), Travailleurs au repos, 1886. Dal web.

Le livret rouge

Nisias. – Un gros village qui bourdonne sur une plage étroite au bord de la mer de Sicile.

Naître dans de mauvaises conditions, n’est pas une prérogative exclusive des hommes. Les villages non plus, ne naissent pas comme ils veulent, ni où ils veulent, mais là où quelque nécessité naturelle engendre de la vie. Alors si un trop grand nombre d’hommes, attirés par cette nécessité, accourent en ce lieu, s’ils s’y reproduisent en trop grand nombre, si, enfin, la place y est trop mesurée, il s’ensuit que le village en question ne saurait avoir une croissance normale.

Nisias, pour grandir, a dû se hisser, maison par maison, le long des mornes pentes escarpées du plateau voisin, qui, un peu au delà du bourg surplombe, menaçant, la mer. Nisias aurait pu s’étendre à son aise sur ce plateau vaste et bien aéré, mais aurait dû pour cela s’éloigner de sa plage. Et un beau jour, peut-être, un beau jour, aurait-on vu quelque maison, plantée de force là-haut, redescendre sur la plage, coiffée de ses tuiles et bien serrée dans le châle de son crépi. C’est que, sur la plage, la vie bouillonne.

Sur le plateau, les gens de Nisias ont placé leur cimetière. Les morts ont de quoi respirer.

– Nous respirerons là-haut, disent les gens de Nisias.

Ils parient de la sorte parce qu’en bas, sur la plage, on ne respire point au milieu du trafic bruyant et poussiéreux du soufre, du charbon, du bois, des céréales, des salaisons, non, on ne respire pas. Ceux qui veulent respirer doivent aller là-haut ; ils y vont quand ils sont morts, et s’imaginent qu’une fois morts, ils respireront.

C’est une consolation.

* *

*

Il faut être indulgent pour les habitants de Nisias, car il n’est guère facile de se montrer honnête quand on se trouve dans une aussi mauvaise situation.

Dans ces pauvres maisons pressées les unes contre les autres, véritables tanières, plutôt que logis humains, fermente une horrible puanteur lourde, humide, âcre, qui corrompt petit à petit la plus solide vertu. Pour aider à cette corruption de la vertu, entendez pour augmenter la puanteur, il y a les gorets et les poules ; il y a de plus, assez souvent, un petit âne qui piétine dans sa litière. La fumée ne sait par où sortir et stagne dans ces bouges, noircissant plafonds et murailles. Et du haut des mauvais chromos encrassés de suie, les saints protecteurs qu’on a pendus aux murs, font des grimaces de dégoût.

Les hommes se rendent moins bien compte de cet état de chose, embrigadés et abrutis tout le jour comme ils le sont sur les quais ou sur les navires ; les femmes, elles, en sont pénétrées ; elles en deviennent comme enragées, et on dirait que le meilleur moyen qu’elles aient trouvé de passer leur rage, soit de faire des enfants.

C’est effrayant ! L’une en a douze, une autre quatorze, une autre seize… Il est vrai d’ailleurs, qu’elles ne parviennent pas à en élever plus de trois ou quatre. Mais ceux qui meurent au maillot, aident à grandir et à s’établir les trois ou quatre survivants, faut-il dire plus heureux ou plus malheureux que les autres ? Chaque femme, en effet, aussitôt après la mort d’un bébé, court à l’hospice des enfants assistés, et prend un nourrisson, qu’escorte un livret rouge, lequel vaut six francs par mois, durant pas mal d’années.

À Nisias, tous les marchands de toile et en général tous les marchands d’étoffes sont des Maltais. Même s’ils sont nés en Sicile, ce sont des Maltais. : « Aller chez le Maltais », signifie à Nisias, aller se pourvoir de toile. Et les Maltais armés de leur demi-mètre font à Nisias des affaires d’or : ils accaparent ces fameux livrets rouges ; ils donnent en échange d’un livret deux cents lires de marchandises : un trousseau de mariée. Les filles à Nisias se marient toutes ainsi, grâce aux livrets rouges des enfants assistés, qu’en retour leurs mères devraient allaiter.

Il fait beau voir, à la fin de chaque mois, la procession des Maltais ventrus et taciturnes, en pantoufles brodées et casquette de soie noire, un large mouchoir rouge d’une main et de l’autre leur tabatière de corne ou d’argent, se présenter à la Mairie de Nisias, chacun avec sept ou dix ou quinze de ces livrets rouges. Ils s’asseyent en file sur le banc du long corridor poussiéreux où s’ouvre le guichet des paiements, et chacun attend son tour, en somnolant pacifiquement, en se bourrant le nez de tabac, en chassant les mouches, tout doux, tout doux. Le paiement des mois de nourrice aux Maltais est désormais traditionnel à Nisias.

– Marenga (Rose), crie l’employé.

– Présente, répond le Maltais.

* *

*

Marenga Rose de Nicolao est célèbre à la Mairie de Nisias. Voilà plus de vingt ans qu’elle alimente l’usure des Maltais d’une série ininterrompue de livrets rouges.

Combien a-t-elle perdu d’enfants au maillot ? Elle-même n’en sait plus le compte. Elle en a élevé quatre, quatre filles. Trois sont déjà mariées. Et maintenant, elle a fiancé sa quatrième.

Mais on ne sait plus, véritablement, en la regardant, s’il s’agit d’une femme ou d’un tas de chiffons ; si bien que les Maltais auxquels elle s’était adressée pour ses trois aînées, se sont refusés à lui faire crédit pour la dernière.

– Gnora Rosilla, vous n’y arriverez pas.

– Moi ! je n’y arriverai pas, moi ?

Elle s’est sentie offensée dans sa dignité de bête de race si longtemps bonne laitière, et, comme on ne discute pas avec les Maltais taciturnes, elle a hurlé férocement devant leurs boutiques.

Puisqu’à l’hospice on lui a confié un enfant trouvé, cela ne veut-il pas dire qu’on l’a reconnue capable de l’allaiter ?

Mais à cet argument, les Maltais, dans l’ombre, derrière le comptoir de leur boutique, ont souri dans leur barbe en hochant la tête. On peut supposer qu’ils n’avaient pas grande confiance dans le médecin et dans l’adjoint au maire chargés de veiller sur le sort des enfants-assistés. Mais non. Les Maltais savent qu’aux yeux du médecin et de l’adjoint, la tâche d’une mère qui a une fille à établir et ne peut y parvenir que grâce à un livret rouge, est autrement lourde et mérite beaucoup plus d’égards que celle d’élever un enfant trouvé : celui-là, s’il meurt, qui en aura du chagrin ? et qui s’en plaindra, s’il souffre ?

Une fille est une fille, un nourrisson de l’hospice, un nourrisson de l’hospice. Et, d’ailleurs, si la fille ne se marie pas, il est à craindre qu’elle ne contribue à son tour à augmenter le nombre des enfants assistés dont la Commune devra se charger par la suite.

Mais si la mort d’un enfant assisté est une bonne fortune pour la Commune, c’est de toutes façons pour le Maltais une mauvaise affaire, même quand il réussit à récupérer la marchandise livrée à crédit, Aussi n’est-il point rare de voir à certaines heures de la journée, sous couleur de faire un petit tour de promenade, les Maltais se livrer à des rondes d’inspection dans les ruelles sales toutes grouillantes d’enfants nus, terreux, brûlés par le soleil, de gorets crayeux et de poules, tandis que d’un seuil à l’autre bavardent et plus souvent se querellent toutes ces mères à livrets rouges.

Les nourrissons sont exactement de la part des Maltais l’objet des mêmes soins que les gorets de la part des femmes. Certains Maltais, au comble de la consternation, sont allés jusqu’à faire donner le sein par leur propre femme, une demi-heure chaque jour, à des nourrissons trop amaigris.

Passons. Rose Marenga a trouvé finalement un Maltais de seconde catégorie, un petit Maltais débutant qui a promis de lui avancer en plusieurs fois, non pas comme à l’ordinaire, deux cents francs de marchandises, mais cent-quarante seulement. Le fiancé et ses parents s’en sont contentés, et l’on a décidé les épousailles.

Et maintenant un nourrisson affamé, dans une sorte de sac tendu sur des cerceaux d’osier, accroché par deux ficelles, dans un coin de la bauge, hurle du matin au soir, tandis que la fille de Rose Marenga, Tuzza, la fiancée, « fait à l’amour », avec son épouseur, rit, coud son trousseau, et de temps en temps tire la ficelle pendue à ce berceau primitif qu’elle balance :

– Là, là, beau petit, là, là… Vierge sainte, que ce nourrisson est « rétique » !

« Rétique » vient d’hérétique et signifie inquiet, irritable, ennuyeux, grognon. On ne peut nier que ce soit là pour les chrétiens une manière aimable de juger les hérétiques. Un peu de lait, et ce poupon deviendrait chrétien sur-le-champ ! Mais la mère Rose en a si peu, de lait…

Il faut bien que Tuzza se résigne à arriver à ses noces avec cet accompagnement de cris désespérés. Si elle n’avait pas eu à se marier, mère Rose, cette fois, en conscience, n’aurait pas pris un nourrisson de l’Assistance. C’est pour Tuzza qu’elle l’a pris ; c’est pour Tuzza que le petit pleure, pour qu’elle puisse « faire à l’amour ». Et l’amour a tant de puissance qu’il empêche d’entendre les cris d’un affamé.

Le fiancé, qui est débardeur au port, vient le soir, après sa sortie du travail ; et si la nuit est belle, la mère, la fille, le fiancé vont sur le plateau respirer au clair de lune ; le nourrisson reste seul au noir, dans la tanière close, à hurler suspendu dans son semblant de berceau. Les voisins l’entendent avec ennui, avec irritation, avec angoisse, et, par pitié, tous sont d’accord pour lui souhaiter la mort. Mais aussi, ces hurlements ininterrompus, c’est à vous couper la respiration.

Le goret lui-même en est incommodé, il en renâcle et il en grogne. Rassemblées sous le four, les poules s’en épouvantent.

Que chuchotent les poules entre elles ?

Plusieurs ont déjà couvé et naguère, elles ont éprouvé l’angoisse de s’entendre appeler de loin par quelque poussin égaré. Les ailes battantes, la crête dressée, elles se sont jetées dans toutes les directions et ne se sont pas arrêtées avant de l’avoir retrouvé. Comment se faisait-il donc que la mère de ce petit, qui certainement était égaré, n’accourût point à ces appels désespérés ?

Les poules sont si bêtes ; elles couvent jusqu’aux œufs que les autres ont pondus et quand de ces œufs-là naissent des poussins, elles ne savent pas les distinguer de ceux qui sont nés de leurs propres œufs, elles les aiment et les élèvent avec le même soin. D’ailleurs, elles ignorent que les poussins humains ne se contentent pas de la chaleur maternelle, mais qu’il leur faut en outre du lait. Le goret le sait bien, lui, qui a eu besoin de lait aussi et qui en a eu, oh ! qui en a eu tellement, car sa mère, toute truie qu’elle fût, lui en donnait nuit et jour, de tout cœur, tant qu’il en voulait. Aussi n’arrive-t-il pas à imaginer qu’on puisse crier de la sorte par manque de lait, et, tournant dans la tanière sombre, il proteste par ses grognements de goret repu contre le petit suspendu dans son berceau, « rétique » pour lui aussi.

Allons, petit, laisse dormir le goret dodu qui a sommeil ; laisse dormir les poules et le voisinage. Sois bien persuadé que ta mère Rose te le donnerait, son lait, si elle en avait ; mais elle n’en a pas. Si ta vraie maman n’a pas eu pitié de toi, ta maman inconnue, comment veux-tu que celle-ci te plaigne maintenant ? Sa pitié, elle en a besoin pour sa fille. Laisse-la donc prendre l’air là-haut après sa terrible journée de rudes fatigues, et se réjouir du contentement de sa fille amoureuse, qui se promène au clair de lune, au bras de son fiancé. Si tu savais quel voile lumineux, tissu de rosée et tout sonore de trilles argentins la lune étend au-dessus d’eux ! Spontané, dans cet enchantement délicieux, un infini désir de bonté s’épanouit dans son cœur, et Tuzza se promet d’adorer ses enfants.

Allons, pauvre petit, fais une tétine de ton petit doigt, et suce-le, oui, suce-le et endors-toi. Ton petit doigt ? Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce que tu as fait ? Le pouce de ta main gauche est devenu si gros que pour un peu, il n’entrerait plus dans ta bouche : il est devenu énorme, ce doigt, dans ta grêle petite main raidie et glacée, lui seul est énorme dans tout ton frêle corps. Avec ce pouce dans ta bouche, on dirait que tu t’es sucé tout entier, jusqu’à ne plus laisser que la peau autour des os de ton squelette. Mais comment, où trouves-tu encore la force de hurler comme tu fais ?

* *

*

Quel miracle ! En revenant du clair de lune, la mère, la fille, le fiancé trouvent ce soir, dans la bauge, un profond silence.

– Taisez-vous, s’il vous plaît ! recommande la mère aux fiancés qui voudraient s’attarder à causer encore sur le pas de la porte.

Taisons-nous, oui ; mais Tuzza ne peut réprimer de petits rires à certains mots que son fiancé lui murmure à l’oreille. Des mots ou des baisers ? Sans lumière, on peut s’y tromper.

Mère Rose est entrée dans la tanière ; elle s’est approchée du berceau ; elle prête l’oreille. Silence. Un rayon de lune s’est allongé à terre comme un spectre, dans l’ombre de la porte jusque sous le four où sont nichées les poules. Plusieurs en sont incommodées et piaillent par là-dessous. Au diable ! et au diable le vieux mari, qui rentre du cabaret ivre comme toujours et qui bronche sur le seuil pour éviter les deux fiancés.

C’est étrange. Aucun bruit n’éveille le petit. Et cependant, il a le sommeil si léger que le vol d’une mouche suffit à l’éveiller. Mère Rose est consternée : elle allume la lampe ; elle regarde dans le berceau, elle allonge le bras avec précaution une main vers le front du poupon et soudain pousse un cri.

Tuzza accourt ; mais le fiancé demeure perplexe et interdit devant la porte. Que lui crie donc la mère Rose ? De venir délier tout de suite une des ficelles qui, dans le coin soutiennent le berceau ? Et pourquoi faire ?

Allons ! vite, vite ! Elle sait bien pourquoi, mère Rose ! Mais le jeune homme, glacé tout à coup par le silence mortel du petit, ne peut plus faire un pas, et il reste sur le seuil à regarder, troublé et sombre. Et mère Rose, alors, avant que les voisins n’accourent bondit sur une chaise et détache la corde, en criant à Tuzza de vêtir le petit cadavre.

Quel malheur ! Quel malheur ! La ficelle s’est détachée, qui sait comment ? Elle s’est détachée, et le petit est tombé du berceau, et il est mort ! On l’a trouvé mort, par terre, froid et rigide ! Quel malheur ! Quel malheur !

Toute la nuit, même après le départ des dernières voisines qu’on attirées ses cris, elle continue à pleurer et à hurler ; et à peine le jour suivant s’est-il levé, qu’elle recommence à raconter le malheur à tous ceux qui se montrent sur le seuil.

Tombé, comment cela ? Il n’a pas une blessure, ce petit cadavre, pas un bleu, pas une égratignure. Il n’a qu’une maigreur qui fait frémir, et à sa main gauche, ce doigt, ce pouce énorme !

Le médecin des morts, après la visite, s’en va en haussant les épaules et en faisant la grimace. D’une seule voix, tous les voisins attestent que l’enfant est mort de faim.

Quant au fiancé, qui sait pourtant dans quelle angoisse se débat Tuzza, il demeure invisible. Mais en revanche, voici qu’arrivent sans bruit, les lèvres cousues, glaciales, la mère du jeune homme et sa sœur mariée, afin d’assister à la scène du Maltais, du petit Maltais débutant, qui se précipite en fureur dans la bauge pour reprendre les marchandises livrées à crédit. Rose Marenga s’égosille, s’arrache les cheveux, se frappe du poing le visage et la poitrine, découvre son sein pour faire voir qu’elle a encore du lait ; et elle invoque pitié, miséricorde pour sa fille ; qu’on lui accorde au moins un délai jusqu’au soir, le temps de courir chez le maire, chez l’adjoint, chez le médecin de l’Assistance Publique, par pitié, par pitié !

Et elle se sauve, criant de la sorte, toute dépeignée, les bras au ciel, poursuivie par les sifflets et les lazzis des gamins.

Tous les voisins en ébullition demeurent sur le seuil : ils entourent le petit Maltais qui monte la garde devant ses marchandises, la mère et la sœur du fiancé qui veulent voir comment finira l’histoire.

Une voisine charitable est entrée dans la maison ; aidée de Tuzza qui s’épuise à pleurer, elle lave et habille le petit cadavre.

L’attente se prolonge, les voisins se lassent, les parents du fiancé aussi et tous rentrent chez eux. Seul le petit Maltais reste là en sentinelle, inébranlable.

Toute cette foule se rassemble à nouveau devant la porte, à la tombée de la nuit, quand arrive le corbillard qui doit transporter le petit mort au cimetière.

Déjà on l’a couché dans sa petite bière de sapin, on le soulève pour le mettre sur le char, lorsque au milieu des cris de stupeur de la foule, auxquels se mêlent des lazzis et des sifflets, survient en triomphe, rayonnante, Rose Marenga avec un autre nourrisson sur les bras.

– En voici un, en voici un ! crie-t-elle, en le montrant de loin à sa fille qui sourit à travers ses larmes, tandis que le corbillard s’achemine lentement vers le cimetière.

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