1914 – Dessus et dessous

Première publication dans le Corriere della sera, 29 mars 1914 ; reprise dans le recueil La trappola (Le Piège), Milan, Treves, 1915 ; rassemblée dans Novelle per un anno, La rallegrata (Nouvelles pour une année, La Courbette), Florence, Bemporad, 1922, vol. III.

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Dessus et dessous
James Ensor (1860-1949), Les ivrognes, huile sur toile, 1883

Dessus et dessous

Ils étaient montés, par le petit escalier de bois sombre et rapide, sans parler, ni faire de bruit, furtivement. Le professeur Carmelo Sabato – trapu, gras et chauve – portant dans ses bras comme un poupon au maillot une grosse fiasque de vin. Le professeur Lamella, son ancien élève, avec deux bouteilles de bière, une dans chaque main.

Depuis plus d’une heure, sur la haute terrasse aménagée sur les toits, les cheminées parmi les tuyaux de poêle, les conduites d’eau, sous le scintillement massif et continu des étoiles innombrables qui trouaient le ciel sans dissiper les ténèbres de la nuit profonde, ils parlaient philosophie.

Et ils buvaient.

Le professeur Sabato, du vin ; du vin, jusqu’à en crever, que lui importait ! Le professeur Lamella, de la bière : il ne tenait pas à mourir.

Des maisons, des rues de la ville ne montait plus depuis longtemps, le moindre bruit. De temps à autre, seulement, un roulement de voiture au loin.

Le nuit était lourde et chaude ; le professeur Carmelo Sabato avait commencé par dénouer sa cravate et dégrafer son col, puis il avait déboutonné son gilet, ouvert sa chemise sur sa poitrine velue, enfin, malgré les objurgations de Lamella : « Mon cher maître, vous allez prendre mal », il avait quitté son veston et, non sans pousser de nombreux soupirs, l’avait plié, puis glissé sous son séant, pour être mieux assis sur la banquette basse de bois, les jambes écartées, étendues de part et d’autre d’un guéridon rustique, pourri par les pluies et le froid.

Il laissait aller sa grosse tête chauve et rasée ; sous les épais sourcils retombants, ses yeux troubles, striés de rouge étaient mi-clos, et il parlait d’une voix languissante, voilée, hésitante, comme un homme qui gémit en rêve :

– Mon petit Henri, mon cher petit Henri, disait-il, tu me fais du mal… Je t’assure : tu me fais du mal, beaucoup de mal…

Lamella, petit homme blond, maigre, bilieux, d’une nervosité extrême, était couché dans une sorte de hamac suspendu du côté de la tête à un anneau fixé au mur de la terrasse, du côté des pieds à deux tiges de fer fixées aux barreaux du parapet. En allongeant le bras, il pouvait atteindre la bouteille posée par terre : il empoignait presque toujours la bouteille déjà vidée, et il s’en irritait ; à la fin d’un revers de main, il l’envoya rouler sur le sol en pente, à la grande angoisse, à la terreur même du vieux professeur Sabato, qui se jeta à terre, à quatre pattes, et courut après la bouteille pour l’arrêter tout en geignant, d’un ton furieux :

– Je t’en prie… je t’en prie… es-tu fou ?… En bas, on va croire que c’est le tonnerre.

Quand il parlait, Lamella se contorsionnait, il ne pouvait demeurer en repos une minute, il se contractait, se détendait, lançait dans l’air des coups de poing, des coups de pied.

– Je suis bien persuadé que je vous fais du mal, mon cher maître, mais c’est exprès. Il faut que vous guérissiez ! Je veux vous relever ! Et je vous répète que vos idées sont démodées, démodées, démodées… Réfléchissez-y bien et vous me donnerez raison !

– Mon petit Henri, mon cher petit Henri, ce ne sont pas des idées, implorait Sabato, de sa voix hésitante et plaintive. C’était peut-être des idées autrefois ! Aujourd’hui, c’est un sentiment, c’est un besoin chez moi, mon enfant : comme le vin… un besoin…

– Précisément, je vous démontre que c’est stupide, poursuivait l’autre. Je vous supprime le vin et je vous fais changer de sentiment.

– Tu me fais du mal…

– Je vous fais du bien ! Écoutez-moi. Vous dites : je regarde les étoiles, n’est-il pas vrai ?… Non, vous dites : je contemple… c’est plus noble. Donc : je contemple les étoiles, et je sens aussitôt notre infinie petitesse s’abîmer ! Vous entendez comme vous savez encore bien parler, cher maître ? Je me rappelle que vous avez toujours bien parlé, même quand vous faisiez vos cours. S’abîmer est très bien dit ! Que devient la terre, demandez-vous, l’homme, toutes nos gloires, toutes nos grandeurs ? N’est-ce pas ? C’est bien cela ?

Le professeur Sabato fit plusieurs fois oui de sa grosse tête rasée. Une de ses mains comme morte, était abandonnée sur le banc ; de l’autre, sous la chemise, il fourrageait dans la toison ursine de son poitrail.

Lamella reprit avec animation :

– Et cela vous semble sérieux, mon cher maître ? Pardon. Si l’homme peut comprendre et concevoir ainsi son infime petitesse, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il comprend et conçoit l’infinie grandeur de l’univers ! Et dès lors, comment dire de l’homme qu’il est petit ?

– Petit… petit…, répétait le professeur Sabato et sa voix semblait venir de distances infinies.

Et Lamella, toujours plus en colère :

– Vous plaisantez ! Petit ? Mais il faut qu’il y ait en moi par force, comprenez-vous, quelque chose de cet infini. Sinon je n’en aurais pas la notion ; je n’en aurais pas plus la notion que, mettons, mon soulier ou mon chapeau. Quelque chose de cet infini, oui, qui si je fixe… comme cela… les yeux sur les étoiles, soudain s’ouvre, mon cher maître, s’ouvre et devient, comme rien, l’immensité des espaces où roulent des mondes, je dis bien : des mondes, dont je sens et comprends la formidable grandeur… Mais cette grandeur, à qui appartiendrait-elle ? À moi, mon cher maître ! Car c’est un sentiment qui vit en moi ! Dès lors, comment pouvez-vous dire que l’homme est petit, puisqu’il contient en lui tant de grandeur ?

Un cri soudain et curieux – zrrri – troua le silence profond qui avait suivi la dernière question de Lamella. Il sursauta :

– Comment ? Que dites-vous ?

Mais il vit le professeur Sabato immobile, comme mort, le front appuyé sur le rebord du guéridon.

Le cri d’une chauve-souris, sans doute.

Dans cette attitude, à plusieurs reprises, le professeur Carmelo Sabato, aux paroles de Lamella, avait gémi :

– Tu me tues… tu me tues…

Mais tout à coup, une idée l’illumina, il leva la tête avec colère et cria à son ancien élève :

– Ah ! c’est ainsi que tu raisonnes ? Tu t’arrêtes là ? Mais poursuis ton raisonnement, sacrédié ! Que signifie ce que tu racontes ? Cela signifie tout au plus que la grandeur de l’homme réside dans le sentiment de sa petitesse infinie ! Cela signifie que l’homme n’est grand que lorsqu’il se sent et se voit tout petit, au regard de l’infini, et qu’il n’est jamais aussi petit que lorsqu’il se croit grand ! Voilà ce que cela signifie ! Quel réconfort, quelle consolation peux-tu tirer de là, du fait de savoir que l’homme est ici-bas condamné à ce désespoir atroce : voir grand ce qui est petit – toutes les choses de la terre, et voit petit ce qui est grand – les étoiles ?

Il saisit furieusement la fiasque et engloutit deux verres de vin, l’un sur l’autre, comme s’il les avait bien mérités et avait acquis le droit incontestable de les avaler, après ce qu’il venait de dire.

– Quel rapport y a-t-il ? Qu’est-ce que cela a à voir dans la question ? criait Lamella, les jambes hors du hamac, gesticulant des pieds autant que des bras, comme s’il voulait s’élancer sur le professeur, – Réconfort ? Consolation ? C’est cela que vous cherchez, je le sais ! Vous avez besoin de vous voir, de vous savoir petit…

– Petit, parfaitement… Petit, petit…

– Petit, au milieu de petitesses et de mesquineries…

– Oui… parfaitement…

– Logé sur un atome infinitésimal de l’espace, n’est-ce-pas ?

– Oui, oui… infinitésimal…

– Mais pourquoi ? Pour continuer impunément à vous abrutir, à pourrir sur place !

Le professeur Sabato ne répondit pas : il avait de nouveau porté à la bouche son verre, qui déjà lui tremblait dans la main. Il fit signe que oui, de sa grosse tête, sans cesser de boire.

– N’avez-vous pas honte ! n’avez-vous pas honte ! hurla Lamella. Si la vie a en soi, si l’homme a en soi le malheur que vous prétendez, à nous de la supporter noblement. Les étoiles sont grandes, je suis petit, et par conséquent, je me saoûle, n’est-ce-pas ? Voilà votre logique ! Mais les étoiles sont petites, entendez-vous, petites, si vous ne les concevez pas grandes : c’est donc en vous que résident la grandeur et la mesure de la grandeur ! Et si vous êtes assez grand pour concevoir grandes les choses qui sont en apparence petites, comme les étoiles, pourquoi voulez-vous voir petites et mesquines les choses qui paraissent à tous grandes et glorieuses ? Qui paraissent et qui sont telles, mon cher maître ! Non, il n’est pas petit, comme vous le croyez, l’homme qui les a faites, l’homme qui a ici, dans sa poitrine, en lui, la grandeur des étoiles, cet infini, cette éternité des cieux, l’âme de l’univers immortel… Que faites-vous ? Ah ! vous pleurez ? Je comprends vous êtes déjà saoûl, mon cher maître !

Lamella sauta du hamac et se pencha sur le professeur Sabato, appuyé au mur, tout secoué par les sanglots qu’il semblait éructer, par les hoquets qui l’un après l’autre, lui montaient du fond des entrailles, puant le vin.

– Assez, assez, bon Dieu ! lui criait Lamella. Vous me mettez en rage, parce que vous me faites pitié. Un homme de votre intelligence, de votre savoir, se ravaler à ce point, quelle honte ! Vous avez une âme, une âme, une âme… Je me la rappelle votre âme, toute noble, enflammée pour le bien, oui, je me la rappelle.

– Je t’en prie, je t’en prie…, gémissait, implorait le professeur Carmelo Sabato, mon petit Henri, mon cher petit Henri… je t’en prie, ne me dis pas que j’ai une âme immortelle. Hors de moi, hors de moi ! Voilà, oui, voilà ce que je dis : cette âme immortelle, elle est hors de nous… Tu peux la respirer toi, tu n’es pas encore corrompu… Tu la respires comme l’air et tu la sens en toi… certains jours plus, certains jours moins… Voilà ce que je dis ! Elle est hors de nous… Par pitié, laisse-la dehors, l’âme immortelle. Moi, je n’en veux pas, non… Je me suis corrompu exprès pour ne plus la respirer… Je me remplis de vin, parce que je ne la veux plus, je ne veux plus la sentir en moi… Je vous la laisse… Sentez-la en vous… Moi, je n’en peux plus, je n’en peux plus…

À ce moment, une voix douce appela du fond de la terrasse :

– Monsieur…

Lamella se retourna. Dans l’encadrement noir de la petite porte les larges ailes de la cornette d’une sœur de charité mettaient une tache blanche.

Le jeune professeur accourut, parla à voix basse à la sœur, puis tous deux s’approchèrent doucement de l’ivrogne et le prirent chacun par un bras pour le mettre debout.

Le professeur Carmelo Sabato, la chemise ouverte, la tête branlante, le visage inondé de pleurs, considérait Lamella, puis la sœur, surpris, abasourdi par ces soins silencieux ; sans souffler mot, il se laissa emmener tout titubant.

La descente de l’escalier de bois sombre, étroit et rapide fut malaisée. Lamella marchait devant soutenant presque tout le poids de cette masse qui s’abandonnait ; la sœur, par derrière, se courbait pour retenir la charge de toute la force de ses deux bras.

Enfin, en le tenant sous les aisselles, ils l’introduisirent, après avoir traversé deux petites pièces sombres, dans la chambre du fond, éclairée par deux cierges qu’on venait d’allumer sur les deux tables de nuit qui flanquaient le grand lit à deux places.

Raide, les bras croisés, le cadavre de sa femme, était étendu sur le lit. Le visage était dur, hargneux, rendu plus livide encore par le reflet des cierges sur le plafond bas et pesant de la chambre.

Une deuxième sœur priait agenouillée, les mains jointes, au pied du lit.

Le professeur Carmelo Sabato, encore soutenu par les aisselles, haletant, regarda un moment la morte, atterré, en silence. Puis il se tourna vers Lamella comme pour lui poser une question :

– Ah ?

La sœur, sans colère, avec une humilité triste et patiente, lui fit signe de se mettre à genoux, comme elle.

– L’âme, ah ? finit par dire Sabato, en frissonnant, l’âme immortelle, ah ?

– Monsieur, supplia l’autre sœur qui était plus âgée.

– Ah ? oui, oui… tout de suite, prononça avec épouvante, le professeur Carmelo Sabato, en laissant glisser non sans peine à genoux.

Il tomba, la face contre terre et demeura ainsi un moment, se frappant du poing la poitrine. Mais soudain, sa bouche à ras du sol émit sur un ton suraigu et confus à la fois, le refrain d’une chanson française : « Mets-la dans l’trou, mets-la dans l’trou… » que suivit un ricanement : hi, hi, hi, hi…

Les deux sœurs se retournèrent, en proie à l’horreur ; Lamella se baissa aussitôt pour l’arracher de terre et le traîner dans la salle à côté ; il l’assit sur une chaise et le secoua brutalement, longtemps, en lui ordonnant :

– Silence ! Silence !

– Oui, l’âme, disait l’ivrogne en haletant, elle aussi… l’âme… l’immensité… l’immensité des espaces… où roulent des mondes, des mondes…

– Silence, continuait à lui crier Lamella d’une voix étouffée, en le secouant, silence…

Sabato, alors, essaya de se mettre debout pour protester contre la violence qu’on lui faisait ; il ne put pas ; il leva un bras, en criant :

– Deux filles… celle-là… elle m’a jeté deux filles à la perdition… deux filles !

Les sœurs accoururent, le conjurant de se calmer, de se taire, de pardonner ; il se reprit de nouveau, commença à faire oui, oui de la tête, essayant de pleurer ; ses pleurs éclatèrent enfin, d’abord accompagnés d’un râle de sa gorge serrée, puis de lourds sanglots. Peu à peu, sur l’exhortation des sœurs, il se calma ; et, sans plus penser qu’il avait laissé son veston sur la terrasse, il commença à fouiller les poches inexistantes de sa chemise.

– Que cherchez-vous ? lui demanda Lamella.

Fixant d’un regard égaré les deux sœurs et son ancien élève, il répondit :

– Elles m’ont écrit… toutes les deux… Elles voulaient voir leur mère… Elles m’ont écrit…

Il ferma à demi les yeux et renifla longuement, avec délices, en s’accompagnant d’un geste expressif de la main :

– Quel parfum… quel parfum… Laurette écrit de Turin… l’autre de Gênes…

Il étendit une main et prit le bras de Lamella.

– Celle que tu voulais épouser… Lamella, mortifié devant les deux sœurs, se rembrunit.

– Jeannette… Nénette, oui… C’est maintenant Célie… Ah ! Ah ! Ah !… Célie Bouton… Tu voulais l’épouser.

– Taisez-vous, taisez-vous ! gronda Lamella, grimaçant de colère et d’indignation.

De peur, Sabato enfonça sa tête dans les épaules, mais, il regardait en dessous d’un air malin son ancien élève :

– Tu as raison, oui, bien raison… Mon petit Henri, ne me fais pas de mal… Tu as raison… Tu l’as entendue à l’Olympia ? « Mets-la dans l’trou, mets-la dans l’trou… »

Les deux sœurs levèrent les mains comme pour se boucher les oreilles, le visage rempli de commisération ; elles rentrèrent dans la chambre de la défunte dont elles fermèrent la porte.

Agenouillées de nouveau au pied du lit, elles entendirent longtemps la querelle des deux hommes demeurés dans l’obscurité.

– Je vous défends de rappeler cela, criait le jeune homme.

– Va regarder les étoiles… va regarder les étoiles, disait l’autre.

– Vous êtes un bouffon !

– Oui… et tu ne sais pas ? Nénette m’a… m’a aussi envoyé un peu d’argent… et je ne lui ai pas renvoyé, ah ! mais non ! pas de danger ! Je suis allé à la poste toucher le mandat et…

– Et ?…

– Et avec, j’ai acheté de la bière pour toi, idéaliste…

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